La pandémie, “période si singulière”, l’est-elle véritablement ? Ne cache-t-elle pas, au contraire, une banalité quotidienne salvatrice ?

Boum, un nouveau mail de mon boss, Hugo ! Pour montrer son humanité compatissante et sa fine perception de la pandémie, il coiffe son mail de la formule “en cette période si singulière”, accompagnée de “cette année particulière”, affirmée avec une pertinence que Sun Tzu n’aurait pas reniée : “distinguer le soleil de la Lune n’est pas une preuve de clairvoyance”.

La mollesse et la consternante vacuité de ce propos managérial et conjuratoire me laissent pantois mais m’interrogent : et si cette “période si singulière” était “si ordinaire” ?

Plate banalité de la pandémie

J’enchaîne chaque jour de la pandémie avec un tempo métronomique-boulotique-dodotique ronronnant…

J’ai la chance de travailler à distance et de m’occuper en même temps de mes enfants. Je jongle entre la connexion à leur ENT et à l’entreprise. Je conf call à tout bout de champ les yeux larmoyants : allergie à la LED et pas aux graminées.

18h, je rends grâce quotidiennement aux Autorités de m’accorder un permis de sortie encore valable une heure. Je me délasse en faisant mes courses alimentaires. Je me suis converti : j’achète bio et local au petit commerçant du coin. Je souris sous mon masque. Je dis bonjour à des inconnus. Fierté de ma piqûre de rappel de la socialisation…

Le week-end, j’arpente la planète web, je streame et je binge. Je m’évade en parcourant un cercle virtuel de 10 km de rayon, comme une chèvre au piquet.

Toutes les 4 semaines (comme la Lune), je sacrifie au rite de Jupiter ou de son Ministre. J’écoute avec recueillement. Sérénité et Sagesse me cornaquent, épaulées par Lassitude et Renoncement.

Ma vie est un programme, un chemin de fer en circuit fermé, une banalité sans fin ni excès.

Aimable banalité de la pandémie

Mais cette régularité, cette mesure, je l’aime. Je la recherche. Je la cultive.

Car mon ordinaire sans beurre constitue le carburant de ma vie sans super.

Le répétitif et mes habitudes, même loufoques, m’évitent de dérailler, d’angoisser, de déprimer. Elles m’offrent un cadre sécurisant.

Je répète les mêmes séquences, les mêmes actes, de jour en jour, pour rester dans le “comme avant”. Je crois que cette pseudo rationalité m’aide à ne pas succomber à mes émotions, au grand dam de Lassitude et de Renoncement.

Je me maîtrise et me conditionne. Je deviens docile.

La pandémie : aucune information “si singulière”

Cette mécanique m’abrutit mais m’évite de penser et de réagir aux absurdités quotidiennes elles aussi si banales, si monotones, si quelconques et cycliques…

Le bout du tunnel qui recule à mesure que le temps avance… Relire Kant et Husserl pour maîtriser les angoisses métaphysiques et existentielles.

Le scientifique qui se métamorphose en politique, le politique mutant en scientifique… Feuilleter Dr Strange et méditer que Hulk a été exposé à plus qu’un simple vaccin.

Un calendrier julien remplacé par des numéros (confinement épisode I, confinement épisode II…), telles des aventures intergalactiques… “Je suis à terre” (à prononcer avec une voix d’outre-tombe).

L’invariant des variants oblige à réviser la géographie, les stats, et à anticiper, à “prévoir l’imprévisible”, en ne laissant échapper aucun détail du présent… Repenser aux luttes entre le Professeur Moriarty et Sherlock Holmes.

Les médecins qui se plaignent, les restaurateurs qui ajoutent leur grain de sel, le milieu du spectacle criant à la pantomime… Dégainer Molière.

Acta est fabula. Rien de neuf sous le soleil, sans l’ombre d’un doute.

Extraordinaire, fais-moi un dessein

Alors je tente la contemplation de ce pas grand-chose qui rend extraordinaire et utile ma journée de confiné (et moi au passage).

J’interroge mes petites cuillères avec Perec, déguste une gorgée de bière avec Delerm, je cale un apéro à distance avec des amis survivants aux larmes de destruction massive, je découvre le sel de la vie avec Héritier. J’éternise la fugacité.

Instantanés. Tranches de vie. Un appel de mon boss juste pour prendre de mes nouvelles (en soi, c’est absolument extraordinaire !), un regard appuyé d’une jolie personne masquée, un rayon de soleil dans la trouée (tiens, Turner en live !), un geste attendrissant, une belle pensée (celle qui s’oppose au pense-ment de la désinformation),

J’apprécie succomber aux émotions nichées dans les kaïros que je choisis.

Je découvre, je redécouvre, je me découvre.

A la réflexion, Hugo, “cette période si singulière” ne l’est que pour les traverseurs passifs et hagards d’une vie sans relation réinventée aux objets et à l’Autre, sans amour du détail qui fait l’Homme et le positionne dans l’univers (ailleurs que dans son miroir) et sur le chemin qu’il a choisi à dessein de dessiner.

Essaie, tu verras, le “si singulier” est si extraordinaire !

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Mon article a aussi été publié sur Tribune Juive, sous le titre Serge-Henri Saint-Michel. La banalité quotidienne salvatrice de cette « période si singulière ». Merci !


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